Ed Redon, ou l’histoire d’un marchand de sommeil – 2

L’incident ne serait jamais intervenu si Ed avait continué à suivre sans réchigner les diverses recommandations de ses médecins. Le problème, c’est que l’on a beau s’appeler Ed et être un garçon somme toute assez consensuel, il n’en reste pas moins que l’envie de sortir des sentiers battus et franchir les limites du tempérament adolescent se fait sentir tout de même. Les proportions de la révolte sont certes assez réduites en terme de voilure : cela reste dans le fond l’expression d’une révolte et bien souvent d’un refus de se plier même face aux choses qui peuvent se révéler préjudiciables si l’on en respecte les accords inaliénables.

Ed en était là mais il dut en payer le prix. Le fait qu’il manque à l’observation de ses prescriptions médicales n’était pas sans conséquence et au contraire s’avérait particulièrement dangereux. Ce qu’il ignorait ou plutôt ce qu’il ne voulait pas entendre, c’est que sans traitement, sa maladie pouvait s’exprimer dans son angle le plus aigu. La vérité était que sans chimie pharmaceutique, Ed pouvait chuter dans un sommeil profond sans aucun signe avant coureur et avec une brutalité que l’on a peine à imaginer.

C’est ainsi qu’il fut renversé par une voiture alors qu’il traversait la rue et qu’il avait interpellé Em’ pour la première fois. Il avait pris son courage à deux mains pour prononcer son prénom avec une voix suffisamment forte pour qu’elle puisse l’entendre alors qu’elle était de l’autre côté de la rue et elle s’était retournée pour une fois. D’habitude, cet arrêt et ce demi-tour de danseuse était restreint au petit film de ses rêves. Em’ : c’était son totem. C’était la statue qui trônait fièrement au milieu de son salon cardiaque. Mais comment faire pour lui faire comprendre cela dans la réalité ? Comment faire pour lui faire entendre qu’il y avait une autre réalité dans laquelle, elle n’était pas elle comme elle l’était ici, mais qu’elle était ailleurs, dans cette autre moitié de la réalité d’Ed.

C’est assez difficile à expliquer en fin de compte mais Ed n’avait pas une conception unique de la réalité. Sa maladie lui imposait une vérité multiple et pourtant bien concrète quoique puisse en dire le corps médical.

“Attention !”

Ce fut le dernier mot qu’Ed entendit avant que la voiture qui sortait du rond-point empiète sur le passage piéton sur lequel il s’était engagé. Il y eut ensuite un long vide. Un espace-temps rempli de rien mais où le tout commença à se mélanger.

***

“Ca va ?”

Ce sont les premiers mots qu’il entendit. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il trouva ceux de Emilie posés sur lui.

“Que s’est-il passé ?” murmura-t-il.

Il regarda autour de lui et devina sans peine qu’il était sur un lit d’hôpital.

“Tu as été renversé par une voiture… Tu ne t’en rappelles pas ?” fit Em’.

Il fronça les sourcils et commença à vouloir se redresser mais plusieurs douleurs fulgurantes le rappelèrent à l’ordre.

“Non.”

Em’ eut un pincement de lèvres. Elle sembla chercher ses mots puis elle poursuivit :

“En vrai, tu t’es écroulé alors que tu traversais les clous… Et il y a eu la voiture qui n’a pas pu t’éviter.”

Ed avait le regard flou.

“Ah ?”

Ce “Ah ?” n’était pas uniquement destiné à Emilie pour répondre à ce qu’elle venait de lui apprendre. C’était un “Ah” plus profond, un “Ah” qui cherchait à émerger, qui cherchait à reconstituer le puzzle qu’il avait dans la tête.

“Et tu es là ?”

Emilie eut une moue condescendante mais après quelques instants de silence, elle acquiesca.

“Il fallait bien que quelqu’un t’accompagne ici…”

Ed eut un sourire un peu crispé pour exprimer qu’il comprenait cette évidence mais conscient que ce n’était pas forcément la meilleure manière de faire comprendre ce qui était pour lui une satisfaction, il se força à transformer sa pensée en mots :

“C’est gentil de l’avoir fait, en tout cas.”

S’en suivirent des longues minutes où ni Ed, ni Emilie ne prononcèrent un mot. Il y avait sûrement un peu de gêne, un peu d’inquiétude dans l’échange de ces premières banalités. Ce fut ensuite Em’ qui brisa le silence.

“La prochaine fois, évite d’arrêter aussi brutalement ton traitement ou bien prends des précautions, au moins…”

Ed tourna les yeux vers elle et devant l’expression de reproche dont son regard était empli, Emilie continua :

“Oui… Les médecins m’ont expliqué, en fait… Je me suis fait passée pour ta sœur et ils n’ont rien vérifié… Je ne pense pas qu’on puisse leur en vouloir… Mais voilà, du coup, ils m’ont dit…”

A cet instant, les sentiments d’Ed furent très contradictoires, partagés entre une certaine colère vis à vis de l’indiscrétion des médecins et l’aubaine qu’était la révélation de son état à Em’, chose dont il n’était pas sûr d’avoir su comment lui dire ou lui présenter s’il avait dû le faire avec ses propres mots.

“Ce n’est pas si grave…” s’entendit-il répondre.

“Après tout, tu aurais fini par le découvrir un jour.”

Les traits du visage de Emilie se détendirent. Elle prit même une moue moqueuse pour lui répondre :

“Tu sais, ce n’est pas bien de faire des cachotteries en général…”

Il acquiesça d’un mouvement de tête et dans son for intérieur, la question inévitable “On fait quoi maintenant ?” clignotait en rouge.

“Ouais….”

Et après trois secondes de tension, ils pouffèrent de rire chacun de leur côté : ils s’étaient compris pour la première fois sans avoir recours à la parole.

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