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Une rose blanche, rougie par le sang… Et dans le reste de l’immeuble, chacun vit sa vie, s’ils savaient… C’est ainsi. Une rose aux pétales fanés, une terre fraîchement retournée et légèrement humide. Mais s’ils savaient… Si seulement…

Mademoiselle Prune emménagea dans l’appartement 7B de la résidence Ornano, à l’angle de la rue du Colombier et de l’impasse du Tertre, à l’automne 1943, exactement une semaine après l’affaire du rosier. Ce fameux rosier qui avait été planté en pleine journée mais dont personne ne savait l’origine, pas même le gardien de la résidence, Monsieur Dauchard, qui était absent ce jour-là.

D’ordinaire, c’est lui qui aurait dû être au courant de ce genre de travaux. S’occuper des parties communes était dans ses attributions. Mais pour le cas d’espèce, il était clair qu’il n’y était pour rien.

Cette plantation sauvage fut l’objet de quelques joutes verbales et de discours éloquents sur l’inconscience, la modernité et la perte des valeurs, ou bien des responsabilités, ou peut-être était-ce le tout, joliment mélangé durant les réunions du syndic de copropriété. La conclusion n’en porta que davantage à sourire étant donné qu’il fut décidé de conserver la plante puisqu’au final, tout ce beau monde admit qu’un rosier ne défigurait pas le décor bien au contraire. Il y eut juste quelques protestations du gardien qui se retrouvait en conséquence en charge de son entretien.

L’incident fut clos et la vie de la résidence reprit son cours normal. Du moins en surface. La demoiselle Prune était plutôt discrète. Secrète pour être exacte. Elle ne se mélangeait pas. C’était d’ailleurs un peu normal vu qu’elle vivait sur des horaires un peu étranges. Elle partait le matin aux aurores pour ne revenir que très tard dans la nuit. Le plus souvent, elle était accompagnée. Sûrement des hommes, même si dans l’obscurité, on n’en voyait que la silhouette. On les voyait rarement ressortir de l’appartement au matin et la seule hypothèse plausible était qu’ils s’éclipsaient pendant que tout le monde dormait.

Cela ne dérangeait personne mais inévitablement, ces étranges allers et venues furent l’origine des rumeurs des plus inquiétantes aux plus farfelues. Certaines d’entre elles rapportaient que la demoiselle Prune n’était autre qu’une fille de mauvaise vie mais cela ne se tenait pas. La chambre à coucher donnant sur la cour intérieure, il était difficile de croire que ce genre d’activité n’ait jamais été perceptible à l’oreille d’un voisin insomniaque. D’autres rumeurs rapportaient que la demoiselle Prune était une personne importante venue dans cette résidence sous une fausse identité et dans ces temps troublés, ces allers et venues étaient la manifestation visible de quelques manœuvres politiques.

La vérité, personne ne la sut jamais. D’autant qu’elle n’intéressait personne en plus. Les gens aiment bien parler, médirent sur les autres pour passer le temps mais ce n’est jamais parce qu’ils s’en préoccupent. De toute manière, la demoiselle Prune aurait sûrement été très distante par rapport à tout cela, même si elle en avait pris connaissance.

Le manège ne dura qu’un temps. Durant l’été 1944, la demoiselle Prune tomba enceinte et les allers-venues cessèrent presque immédiatement. Bien entendu, il n’y avait pas de père mais cela n’étonna guère le voisinage. Comment aurait-il pu en être autrement ? Pendant cette période, il sembla que la demoiselle Prune cessa toutes activités, quelque puissent-elles avoir été. Elle ne sortait plus, et c’est même Monsieur Dauchard qui lui amenait son courrier lorsqu’il voyait que la boîte aux lettres commençait de se remplir un peu trop.

Le médecin, le Docteur Lécuyer, passait régulièrement voir la jeune femme. Ce n’était pas un inconnu car il était le médecin attitré de la plupart des habitants de la résidence. Lorsqu’il se rendait au chevet de la demoiselle Prune, son visage était toujours un peu sombre, comme si quelque chose le préoccupait. C’était une jeune femme enceinte et non, une grande malade au stade terminal alors, il y avait de quoi se poser des questions sur cette ombre qui ternissait le moindre de ses faits et gestes.

Toujours est-il que la grossesse semblait tout de même bien se passer et les mois continuèrent de défiler. L’ambiance à la résidence était pareille à celle du monde durant cette période cousue d’incertitude et d’attitudes diverses vis à vis des événements du monde. On a du mal à se dire que la vie n’est pas suspendue et que les gens continuent de vivre dans ces temps-là. Pourtant, c’était bien le cas malgré tout.

Au début du mois de février 1945, le premier au soir, il y eut un cri qui résonna dans la cour intérieure. Monsieur Dauchard qui arrosait les plantes tous les vendredis à cette heure-là, sursauta et ne mit pas très longtemps à réaliser ce qu’il se passait. Il alla rapidement frapper à la porte de l’appartement 7B et repartit presque immédiatement chez lui pour appeler le docteur.

Une demie heure plus tard, Lécuyer arriva sur les lieux et échangeant quelques mots avec Monsieur Dauchard, se rendit prestement auprès de la demoiselle Prune qui était en train d’accoucher.

La lumière de la chambre à coucher resta allumée une bonne partie de la soirée et de la nuit. Quelques cris s’échappèrent parfois et sur les coups de deux heures du matin, on entendit les pleurs d’un bébé : Marie-Anne était née.

Au bout d’un quart d’heure, la chambre à coucher retourna à son obscurité habituelle et quelques minutes après, le Docteur Lécuyer sortit de l’appartement avec un paquet méticuleusement enroulé dans une couverture. Il glissa quelques mots dans l’embrasure de la porte puis retourna son regard vers le gardien qui acquiesça et il disparut dans la nuit au volant de sa voiture.

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