Reconfigurations

La théorie de l’absurde commence à se révéler utile et efficiente. Contre toute attente, parce que l’on croit naïvement que les gens ne vont pas y aller, que l’on croit qu’il reste une once d’intelligence dans l’engouement des foules, dans la volonté des masses, parce qu’on croit surtout qu’il reste encore la conscience de ne pas être qu’un individu dont le seul objet est de survivre au reste du monde, même au milieu de ses congénères. Plus les jours passent, plus les nouvelles déversent le flot continu d’information continue qui indique que la transition n’est pas loin, que le mur du son se rapproche et qu’il va falloir commencer à accélérer si l’on veut le dépasser. La théorie de l’absurde est absurde, par définition, alors… N’y cherche pas une quelconque rationalité, une quelconque logique de déploiement. Ne cherche pas les causes, ne cherche pas les symptômes. Tout est là. Il faut juste le sentir. Ferme les yeux et imagine. Vide-toi la tête de toutes les limites physiques, autant celles que tu as expérimentées que celles qu’on t’a inculquées et que tu as acceptées comme telles parce que ce n’était pas vérifiable. En tout cas : pas comme on te l’expliquait.

“La révolution est en marche !” crie l’animateur radio dans son micro comme s’il avait peur qu’on ne l’entende pas. Comme s’il n’avait pas vraiment compris le concept de la radiodiffusion qui fait que le volume de la voix réelle n’a rien à voir avec le nombre de personnes capables d’entendre son speech. “La révolution est en marche !” et il commence tout un exposé sur la dernière trouvaille pseudo-technologique qui va changer ta vie, mais pas comme pour les autres “révolutions” qui n’ont jamais écloses, mais cette fois-ci, oui, vraiment. C’est sûr, au bout d’une centaine de matraquages intempestifs du même argumentaire, nuit et jour, complété par la reprise de celui-ci au déjeuner avec les collègues qui auront succombé avant toi et l’achèvement final accompli d’une main de chef par l’entourage familial au moment du dîner, c’est sûr qu’il ne te reste pas grand chose en termes de marges de manoeuvre pour contester ou même juste ne pas te laisser convaincre.

J’ai essayé de te prévenir mais il faut croire que tu ne m’écoutes pas. Peut-être que tu n’as pas envie non plus de m’écouter. Peut-être qu’au final, comme dirait l’autre, tu veux rester dans la “matrice”. Tu ne veux pas savoir quel goût a le poulet, ce qui t’importe, c’est que ce que l’on présente comme du poulet soit bon. C’est une sorte de compromis. Tu promets de fermer les yeux en échange d’une maison dont on a repeint les murs aux couleurs du bonheur. Tu te plonges dans la narration de ta vie en essayant de donner du relief à ce qui d’ordinaire n’en aurait pas. Une belle photo, une belle musique et quelques mots échangés malgré la distance et tout cela suffit à colorier une vie en noir et blanc.

C’est la beauté vue au travers du prisme de la modernité qu’on te vend. Tu sais que si tu la refuses, il n’y a rien à côté, juste un grand gouffre où tu vas patauger avec tes pensées, tes souvenirs et tes envies d’enfant. Cela fait peur et en même temps, tu sens bien qu’il y a plus de vie dans cette immensité de tourments que dans le flot imbécile d’une histoire que l’on encadre d’un liseret bleu et où l’on peut naviguer sans cesse, sans pouvoir oublier, transformer les faits par le seul fait de la mémoire.

Et c’est là qu’on arrive à l’absurde. Nous ne sommes pas faits pour le souvenir indélébile, vrai et éternel. Nous avons besoin de mentir, de retoquer. Nous avons besoin de revoir la configuration du salon et des meubles même si celle qui existe convient parfaitement. Nous ne sommes pas faits pour accepter une réalité unique. Nous ne sommes pas faits pour le bonheur lorsqu’il ne souffre d’aucune imperfection. Nous ne sommes pas faits pour être uniquement nous, seuls face au reste du monde. Nous n’avons pas envie de nous justifier, d’avoir à chercher une raison pour expliquer pourquoi nous avons besoin d’un peu d’ombre, que nous avons besoin de nous sentir avec l’autre, comme faisant partie d’un tout et non, comme la pièce d’un engrenage dont on a perdu le plan de montage.

Nous avons fait le tour. Nous avons cru en nous et nous avons espéré que cela suffirait. Personne ne se suffit à lui-même. Personne et si nous le savons, c’est juste que nous sommes bien nés ici et non là où l’on voudrait nous emmener.

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