Ca commence par une douce brise

Je n’aime cette saison. Je ne sais pas te dire si c’est le cas depuis la nuit des temps ou bien si ça m’est venu comme ça. Je n’ai pas de souvenir. Certains me disent que c’est parce que je ne veux pas me rappeler. Je ne veux pas les contrarier alors je dis “oui” en souriant un peu bêtement. Ils ont sûrement raison. Il y a des choses dont on ne veut pas se souvenir. Il y en a même qu’on ne sait pas raconter. Alors on en raconte d’autres en mode puzzle. On espère de l’autre qu’il sera suffisamment humain pour rapiécer là où il y a des trous.
Cela faisait un an et demi qu’on ne s’était pas revus depuis ce soir-là. Celui où je suis sorti de chez toi avec un sentiment absolument indescriptible : de gâchis et de liberté. Cela faisait un an et demi que tu m’avais jeté sur le trottoir, droit dans les bras de l’histoire de ma vie. Je n’ai jamais su ce que tu croyais à ce moment-là. Même après, nous n’en avons jamais reparlé. De toute manière, parler, ça n’a jamais été ton truc : sauf quelques soirs aux lendemains de merde. Je crois que j’en connais quelque chose, j’avais des billets gratuits.
Cela faisait un an et demi quand t’es venue vers moi à la fin de la pause café en disant :
“Ce serait bien qu’on se boive un coup, un de ces soirs.”
Pourquoi ? Je l’ignorais mais pourquoi pas comme dirait l’autre. Au pire, ce sera pire. Au mieux, ce sera mieux. Qui sait ?
“Et on irait où ?”
Tu m’as dit que c’était à moi de voir. Comme d’habitude, du reste. C’est plus pratique ensuite pour venir reprocher le choix.
Et voilà, c’est comme ça que ça c’est fait. J’ai choisi le pub : celui où j’allais presque tous les jours ces deniers temps. Peut-être plusieurs mois. Qui sait. Mon foie était sûrement davantage au courant que ma mémoire.
T’étais belle ce soir-là. Un peu les traits tirés par la fatigue, des nuits blanches très certainement, mais il n’y avait rien de laid. J’ai dû parler mécaniquement car les sujets de conversation m’échappent. Jusqu’à ce moment-là où tu m’as dit :
“J’ai un truc important à te dire.”
J’ai eu du mal à terminer ma gorgée tellement la manière dont tu l’as dit m’a sorti de la torpeur. C’était la même phrase qu’avait prononcé l’autre, huit mois plutôt. Tu ne l’as sûrement pas remarqué car j’ai enfilé mon masque “sourire” dans la foulée.
“Ah oui ?”
Je me rappelle que j’ai eu comme un trou noir qui s’est formé dans mon esprit. Je ne savais pas ce qu’était ce “truc” important. Est-ce que ça avait rapport avec notre nuit improvisée six mois avant ? Etait-ce un truc qui devait finir de me planter devant le néant ? Ces mots, l’intonation de la voix… Il y avait l’inflexion sur une note ratée à la fin qui ne trompait pas. “Elles” m’avaient déjà toutes fait ce coup-là à un moment ou à un autre, ici et ailleurs. Peu importe les circonstances.
T’as détourné les yeux comme quand tu le fais quand tu ne mens pas. Comme elle l’avait fait avant de déverser son état d’âme cousu de n’importe quoi.
“Je suis enceinte.”
C’est celle qu’elles avaient dit aussi. Les mêmes mots qu’elle avait prononcés. Et comme dans une mauvaise comédie de boulevard, la même réplique est venue :
“De qui ?”
Et c’est toujours à partir de là, que les choses commencent à lentement déraper. La réponse n’a en soit pas vraiment d’importance. Avant même qu’elle arrive, les circonstances ont tissé un contexte inextricable : un truc invivable. N’importe qui voudrait s’enfuir à ce moment-là: soit parce qu’il n’a rien à voir dans l’histoire, soit parce que la responsabilité n’est pas une vertu humaine. Il n’y a que l’égoïsme qui résonne dans ces quelques minutes qui paraissent durer des heures.
“Je voulais que tu le saches.”
Il y a une autre question qui arrive après. Encore plus cruelle. Encore plus hallucinante. Cette question que les faiseurs de morale ou les briseurs de mœurs piétinent allègrement sans avoir la moindre idée de ce qu’ils disent. Ce sont juste des marionnettes, des penseurs fantoches. Des gens qui feraient mieux de se taire plutôt que de croire à leurs inepties.
“Tu vas le garder.”
Et là, tout s’embrouille et se mêle entre le présent, le passé, le jeu des faux-semblants et le visage blême de la réalité. Était-ce une vengeance ? Était-ce une sorte d’appel au secours ? Était-ce juste une tentative pour dire la vérité ? Personne n’est infichu de… Faire ce qu’il faut.
Je n’aime cette saison. Ça commence par une douce brise et ça termine dans un hiver qui ne veut plus finir.

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