L’équation improbable

Je n’ai jamais eu l’impression d’avoir fait quelque chose de bien dans la vie. En fait, je n’ai jamais eu l’impression d’avoir fait qu’une seule chose de bien et encore, cette chose : elle n’est pas venue de moi. C’est elle qui me l’a donnée. C’est elle qui m’a tendu la main. Ce n’est pas qu’elle ait vraiment voulu. Ce n’est pas qu’elle l’ait vraiment pas voulu non plus. Je crois juste que les choses se sont faites ainsi et que, quand elles se font ainsi, c’est qu’elles sont souvent plus justes que si on les provoque, que si on les cherche. Je ne sais pas l’avenir et à vrai dire, je n’ai pas envie d’y penser. Je crois que j’ai passé trop de temps à m’interroger, à essayer de résoudre une équation improbable, comme s’il existait une solution. Et en réalité, j’ai fini par comprendre que cela ne servait à rien.
Vous avez le droit de trouver cela triste. Vous avez le droit de refuser de croire à cette conclusion. Depuis que vous êtes petits, on vous enseigne qu’il y a un but à toute chose. Qu’il y a un objectif à atteindre. C’est comme cela. Je crois que cela doit rassurer les gens de courir après. Pouvoir donner un sens à la vie. Trouver pourquoi la terre, elle tourne, pourquoi elle, elle est partie, pourquoi, elle vous a regardé un jour et pourquoi vous êtes tombé amoureux d’elle. Vous avez le droit d’en chercher la raison : c’est humain après tout. Mais il y a une chose que vous n’avez pas le droit de faire. C’est de nier qu’il puisse n’y avoir rien qui se cache derrière. On peut ressentir des sentiments, avoir un affectif pour une autre personne sans qu’il y ait d’attente d’un retour. Je ne dis pas qu’on n’espère pas. Je dis juste qu’on ne conditionne pas cet affectif à la démonstration affective inverse.
Vous savez. Je suis désolé de parler de cela de manière si abrupte et si peu à propos, mais le jour où une certaine personne m’a annoncé qu’elle était enceinte alors que je venais de la quitter contre toute logique affective, ce jour où elle m’a rappelé pour me reprocher de n’en avoir rien à faire, ce même jour où elle a embrouillé les cartes en m’annonçant qu’elle ne savait pas me dire qui était le père. Ce jour, où j’ai senti qu’elle me mentait vraiment et qu’il n’y avait rien de clair dans sa tête. Ce jour-là, je ne l’ai pas réalisé tout de suite mais j’ai grandi dans ma tête. Je veux dire… Je veux dire que, dans ce genre de circonstances où tout point de repère disparaît, où la tête marche autant à reculons que de travers, dans ce genre de situation, on apprend une chose importante : il n’y a pas de vérité toute faite. Il n’y a pas des gens poussées par le bien qui vont avancer en offrant le bonheur à tous ceux qu’ils rencontrent. Il n’y a pas non plus des gens foncièrement mauvais pour provoquer le malheur des autres. Il y a des gens. Des gens dont la seule connaissance est celle de savoir un peu ce qu’ils ressentent, dont le seul atout, est d’essayer de percevoir ce que l’autre a dans la tête et dans le coeur. Mais en fait, c’est un jeu de dupe, de faux semblants. Personne ne sait. Tout le monde l’ignore. Et c’est bien mieux comme cela.
Comme ça, on a toujours la possibilité de s’étonner, d’être surpris, de découvrir : un peu comme les enfants quand ils partent à l’assaut de ce monde extérieur dont ils n’ont aucune idée sur les règles qui le régissent.
J’ai mis longtemps à le réaliser. J’avais cette pierre dans le coeur mais je connaissais pas son poids. Je pouvais trouver toute sorte de vérité pour dire, pour faire, pour “expliquer”. On a besoin de ça : “expliquer”. C’est un truc qu’on a en réflexe pour donner l’apparence que notre “cas” n’est pas “spécial”. Parce que oui. C’est un peu étrange comme attitude. On passe notre temps à essayer de se démarquer et ensuite, lorsqu’un événement qui sort de l’ordinaire intervient, on court après la “normalité”. On veut être remarqué mais on ne veut pas être une bête “bizarre”. On ne veut pas de ce regard qui juge, qui donne les bons et mauvais points : comme si la vie, c’était un match, comme si on avait un “permis” de vivre et un nombre de points en deça duquel, on a le devoir de s’arrêter. Et j’ai cru cela. J’ai cru qu’il y avait une raison qui faisait que les choses se répétaient. J’ai même cru que c’était moi qui le voulais. Comme si on avait au fond de nous, ou plus exactement de certaines personnes dans lesquelles je m’incluais, avaient quelque chose de foncièrement mauvais. J’ai même imaginé que c’était mon égoïsme qui m’avait poussé à ne pas voir les choses. Je ne pouvais pas concevoir que cela pouvait arriver si le sentiment que j’avais eu en moi était bien celui en lequel je croyais et auquel je crois encore. Toujours.
J’ai porté mon deuil en même temps que j’ai porté le sien. Un deuil à construire, à monter petit bout par petit bout. Ce n’est pas une chose simple à “inventer”. C’est presqu’un truc à vous faire devenir fou. Un sorte de château de sable que la marée défait à chaque fois qu’elle se fait montante.
J’ai mis des années à accepter l’évidence. Il n’y avait pas de sens à donner à cela. Cela s’était produit comme certaines autres choses ne se produisent. Vous pouvez faire des calculs, des probabilités, mettre tout cela en statistiques, vous n’en sortirez jamais avec une vérité.
Alors oui, je n’ai jamais eu l’impression de faire qu’une seule chose de bien dans ma vie : c’est accepter les événements comme il arrive, sans essayer de les influencer. J’ai déjà écrit des milliers de lignes pour décrire ce qu’elle représente pour moi dans toutes les ambivalences, dans toutes les ambiguités. Mais il n’y a jamais eu qu’une seule évidence, c’est que j’ai envie qu’elles comptent pour moi, peu importe la valeur que les autres lui donnent. Le jour où tout s’arrête, il n’y aura qu’à recommencer et ça se répétera sans cesse comme le mouvement d’une horloge. Et en attendant qu’elle se détraque, on a juste à être vrai à offrir tout ce qu’on peut donner sans faire l’économie de croire qu’il y aurait “peut-être” un après. Ce qui est valable au présent n’a aucune raison de disparaître si on le garde constamment dans sa pensée. C’est quand on se met à penser à l’avenir qu’on peut l’oublier. Et ça, il ne faut pas. Jamais. Il ne faut pas tricher, ni établir de stratagème. Il faut être dans l’instant et tenir la place qu’elle vous a donnée. Peut-être qu’elle continuera demain, peut-être pas. Mais vous n’allez pas commencer à la juger car vous n’aimeriez pas qu’elle le fasse envers vous.

Laisser un commentaire