Tu peux croire que les gens ne changent jamais et que, quand ils font une faute, même grosse, il n’est pas judicieux de l’oublier mais moi, je crois le contraire. En fait, certains diront qu’il s’agit de pardonner mais la vérité, c’est que le pardon ne peut pas venir de l’autre. L’autre, lui, il doit juste passer outre en se rappelant d’une chose : il n’est pas meilleur que celui qui se présente devant lui, il est juste différent et que les choses auxquelles il attache des valeurs, de bien, de moins bien, de passable ou de mal, ces choses-là n’ont vraiment de référentiels que dans la sphère individuelle. D’aucuns voudraient que l’on s’accorde pour en trouver qui soient universelles parce qu’ils ne sentent pas le courage de les défendre au jour le jour mais dans la réalité, ces choses, dites “universelles”, elles ne sont des convergences. Elles ne tirent jamais leur essence des mêmes raisons, de la même nature. Elles sont des points vers lesquels on tend mais il n’y a jamais d’intersection.
Quand je fais la différence entre les raisons et la nature, c’est qu’il me semble que certaines convergences n’ont pas de cause : elles sont là, posées dans un coin de la tête depuis toujours et qu’il ne manquait que la lumière pour les éclairer. Je discutais avec une amie, il n’y a pas longtemps, une amie de très longue date avec laquelle, je n’ai que des contacts assez occasionnels et avec qui, je partage souvent une sorte de bilan de situation mutuelle. Elle m’a écouté et elle m’a dit que je perdais mon temps. Et tu vois, lorsqu’elle m’a dit cela, j’ai repensé au jour où tu m’as demandé de partir. Tu te rappelles ? C’est moi qui t’avais dit sur un accès de colère que je n’avais pas le temps de perdre mon temps et toi, tu as saisi la balle au bond pour me renvoyer cette énormité. Mais il y avait une logique dans tout cela. Toi, cela te donnait une raison pour m’envoyer un reflet peu reluisant de ma propre personne et des “raisons” qui me motivaient et moi, cela découlait d’une cohérence inéluctable avec le fait de profiter de l’instant au lieu d’attendre je ne sais quelle illumination ou quel élément qui n’arriverait probablement jamais. C’était notre deuxième point de convergence qui nous faisait diverger.
J’ai peu de souvenirs de ce soir-là car ma tête était sérieusement embrouillé. Il y avait tout ce que tu me balançais au travers la figure, il y avait la situation un peu intenable au boulot et il y avait l’autre. L’autre dont je t’avais parlé parce que je ne savais pas vraiment comment faire avec. Je crois que tu n’es jamais passé outre quand je t’ai posé la question. Je crois que tu as dû croire à une sorte de chantage affectif qui n’existait pas. Peut-être croyais-tu que j’étais un habitué de ce genre de situation que c’était cela que je recherchais. Peut-être qu’à ce moment-là, la réputation qu’on m’a toujours collée sur le dos a joué sa partition. Dans ce genre d’instant, on s’en fout de la vérité : ce qui compte, c’est de revenir à l’équilibre, c’est tout. Ce n’est pas plus compliqué. Je me rappelle de ce soir-là. Il y avait une lumière crépusculaire quand je me suis arrêté un instant sur le trottoir en face de chez toi. J’ai regardé par ta fenêtre et je ne t’y ai pas vue puis j’ai regardé mon téléphone : il était encore tôt et je n’avais pas envie de rentrer pour me ressasser tout ça. Je réfléchissais vite. Je n’étais pas comme toi, dans ta situation. Quand j’avais déménagé dans cette ville, je n’avais pas regardé si j’avais des amis et le fait était que je n’en avais pas. En tout cas, aucun n’avait la stature pour que je puisse échanger sur ce qui s’était passé. J’ai parcouru mes contacts en vain et j’ai mis une main dans ma poche. J’ai retrouvé ce bout de papier. Son numéro à elle, filé comme ça, au moment où je lui avais réglé l’addition. Je l’avais mise dans une situation inconfortable d’ailleurs ce jour-là car j’ai cru au départ que c’était un papier qui avait été oublié par le client d’avant. Elle m’avait regardé avec insistance et m’avait “convaincu” que c’était bien “ma” note. Bref. Je souris toujours en évoquant cet épisode, peu importe ce qui s’est passé ensuite.
En fait, c’est en remontant la rue qui m’éloignait de chez toi que j’ai décidé de l’appeler. Cela n’a duré en tout et pour tout, que, peut-être trois ou cinq minutes mais cela a été suffisant pour sceller le point de départ d’une autre histoire parallèle à la nôtre : jolie au début et triste à la fin, assez tragique pour être déterminante sur les années qui suivirent. Ce soir-là, ce geste m’a paru nécessaire et normal. Je ne pouvais pas rester seul. Il y a peut-être là, un geste, une “faute”. Mais moi, je refuse de voir les choses comme cela. Si cela s’est déroulé ainsi, c’est que c’est comme cela que les choses devaient se passer. Il ne faut pas chercher et passer outre. Passer outre et rien d’autre.